Quelques jours après le résultat des élections au Brésil, Cerfia est allé interroger Silvia Capanema, maîtresse de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord. Bilan du règne de Bolsonaro, victoire et programme de Lula, perspectives… cette historienne spécialiste du pays a accepté de répondre à nos questions.
Sa victoire a été retentissante et au terme d’une longue bataille. Dimanche 30 octobre, Lula a été élu Président de la république fédérale du Brésil, pour la troisième fois dans sa carrière politique. Il s’est imposé face à Jair Bolsonaro, Président sortant.
Élu d’une courte tête avec 50,9% des suffrages, l’élection de Lula lance une toute nouvelle perspective pour le pays. Mais sous quelles conditions et avec quel programme ? Les questions sont nombreuses et pendant une petite heure, Silvia Capanema, historienne du Brésil contemporain, a accepté notre invitation et nous a éclairé sur plusieurs points.
Dans quelle situation se trouve le Brésil actuellement, d’un point de vue politique, social et économique ?
Silvia Capanema : « Depuis un moment, la situation n’est pas bonne. Elle s’est aggravée avec la pandémie, où une spirale très difficile est apparue. On a observé en effet le retour de la grande pauvreté mais aussi de la précarité alimentaire, qui concerne 33 millions de personnes. Le marché du travail s’est également précarisé de façon accentuée où 40% de travailleurs appartiennent à l’économie informelle, ce qui signifie qu’ils ne sont pas assez couverts par des dispositions formelles.
Quant à la situation politique, elle est tendue et divisée. Le vote a montré qu’elle était réelle. Les spécialistes continuent d’ailleurs de parler de “polarisation”, un terme utilisé lors de la deuxième élection du mandat de Dilma Rousseff et la victoire de Lula est considérable. C’est la première fois dans l’histoire qu’un Président sortant n’est pas réélu, la première fois qu’un scrutin est aussi serré dans la nouvelle République, qui a environ quarante ans. »
Autant de points aggravés par le mandat de Bolsonaro. Quel bilan tire-t-on de sa présidence ?
SC : « Sa présidence a été difficile. Tout d’abord, le COVID-19 a été un échec absolu. Jair Bolsonaro a nié la gravité de la situation, a mis du temps à acheter les vaccins et n’a pas donné les moyens nécessaires aux hôpitaux. Une commission parlementaire d’investigation a créé un rapport, qui a accusé sa politique pendant la crise sanitaire. Il montre que de nombreux décès auraient pu être évités si le Brésil avait choisi une autre politique : sur les 680 000 morts, 400 000 auraient pu être évités.
En ce qui concerne la politique internationale, Bolsonaro n’a pas respecté le protocole diplomatique. Il a fait très peu de déplacements à l’étranger et était de toute façon très rarement invité. Son image à l’international est très mauvaise, le Brésil était par conséquent isolé d’une diplomatie qui n’existait plus. »
« Des études montrent que l’action de Bolsonaro pendant le COVID était faite exprès pour provoquer des décès. »
Mais alors comment se fait-il qu’il ait réussi à avoir autant de voix et à talonner Lula jusqu’au deuxième tour ?
SC : « Si son image à l’internationale est mauvaise, à l’intérieur du pays, c’est différent et il a des relais. Jair Bolsonaro est en effet une personne soutenue, avec une extrême droite très forte depuis 2018 et qui domine quelques moyens de communication comme la propagande, tout comme les réseaux sociaux. Il a par exemple utilisé la fête nationale du 7 septembre, correspondant au jour d’indépendance du pays, pour la transformer en meeting politique.
Il a aussi été à l’origine de mesures qui ont ciblé le pouvoir d’achat avec le gel du prix de l’essence, obtenu par de l’exonération fiscale. Il a augmenté les allocations familiales jusqu’à la fin de l’année alors qu’il était à l’origine contre l’existence même de ces allocations. Ces deux mesures ont beaucoup compté pour qu’il fasse lui-aussi un bon résultat électoral, malgré la défaite. »
Jair Bolsonaro a mis du temps à rompre le silence après sa défaite. Comment l’a-t-on interprété ?
SC : « Il ne pouvait de toute façon rien questionner. Si la campagne a été extrêmement violente, les élections se sont très bien passées et Bolsonaro peut uniquement revenir sur des discours complotistes voire inciter au non-respect de la loi, mais son dossier est déjà assez lourd vis-à-vis de la justice.
Il peut aussi provoquer pour que les autres le fassent à sa place. À chaque fois, il y a eu des violences et lui n’est jamais impliqué dedans. Il était toujours à l’écart. Toutefois, l’armée n’est pas disposé à le suivre. »
« Jair Bolsonaro n’a pas agi comme un chef d’État après sa défaite. »
Revenons sur Lula. Comment est-il parvenu à revenir au premier plan, après avoir notamment fait de la prison 580 jours, entre 2018 et 2019 ?
SC : « Sur la vingtaine de procès à son égard, il a été innocenté dans certains cas puis concernant le reste, il a été libéré par irrégularité de la procédure, notamment sur l’opération « Lava Jato. » Il n’a jamais été lâché par ses soutiens, notamment par la gauche, et c’est grâce à l’action de différents journalistes et juristes qu’ils ont pu démontrer ces irrégularités. Il a fallu du temps pour l’expliquer. Quand cela a été démontré, il a été libéré par la Cour suprême et n’avait donc plus d’accusations sur lui jusqu’à présent.
Des Brésiliens continuent néanmoins de lui coltiner cette étiquette de prisonnier, liée à la corruption et certains ont ainsi voté Bolsonaro…
SC : « Évidemment, c’est l’argument qui a été utilisé par le camp du Président sortant pendant la campagne. Il a beaucoup insisté sur cela mais en réalité, pour une bonne partie, c’est du passé, d’autant plus que Lula a été blanchi et qu’il n’y a plus rien contre lui. »
Le scrutin a été extrêmement serré, Lula a un programme très varié (voir par ailleurs) mais va devoir composer avec un Parlement conservateur, acquis par Bolsonaro. Comment va-t-il faire ?
SC : « C’est un peu plus nuancé que cela car au Brésil, il n’y a pas forcément de groupes figés établis avant. C’est après l’élection du Président qu’on fait la majorité de coalition, avec la formation des alliances.
Le Président a d’ordinaire beaucoup d’opportunités pour trouver ses alliés et Lula aura, en plus des non-alignés, le centre voire même des élus de Bolsonaro, qui pourraient rentrer dans la coalition selon certains sujets. »
« S’il parvient à réaliser une coalition large autour du front démocratique, Lula pourra gouverner comme les autres. »
Justement, quelles vont être ses premières mesures ?
SC : « Lula a un paquet de mesures sociales importantes, surtout pour les classes les plus défavorisées. L’urgence concerne la pauvreté, la famine et le combat de la misère. Pour faire simple, il a déjà garanti l’augmentation des allocations familiales et du SMIC dans le but d’améliorer la question sociale des plus démunis.
Des programmes concernant le pouvoir d’achat vont être également mis en place avec les gels de quelques prix de premières nécessités et ainsi de suite… Il a promis la suppression des impôts sur le revenu pour les plus bas revenus, le pardon des dettes pour ces mêmes classes etc.
L’ensemble de ces éléments doivent être lancés dans les cent premiers jours et tous les économistes s’accordent à dire ainsi qu’il va devoir augmenter les dépenses au départ. Cela s’explique par le fait que son programme social va beaucoup plus loin que celui de Bolsonaro. Lula va devoir, par conséquent, changer son budget et son habilité dans les échanges internationaux va être absolument primordiale pour récupérer de l’argent. »
Quid de l’Amazonie ? L’élection de Lula apparaît comme un dernier espoir à son égard.
SC : « L’Amazonie montre une nouvelle fois le changement de perspective que va prendre le pays avec l’élection de Lula. Jair Bolsonaro voulait clairement exploiter le sud de la forêt pour l’élevage et l’agrobusiness. Il avait également dit qu’il fallait extraire les minerais du sol amazonien.
La vision de Lula est complètement différente. Sous Bolsonaro, la déforestation pour l’élevage est beaucoup plus importante que sous les deux premiers mandats de Lula.
Lula veut préserver l’Amazonie et pourra s’appuyer sur les dispositifs de la constitution de 1988 garantissant la préservation de l’environnement avec une place importante accordée aux ONG, aux mouvements indigènes ainsi qu’aux organismes de fiscalisation et de contrôle. »
« On estime en effet qu’en quatre ans, la déforestation a augmenté de 75% par rapport à la dernière décennie. »
Un autre espoir, c’est le retour du Brésil sur la scène internationale.
SC : « Effectivement et on a vu comment tous les chefs d’États internationaux se sont empressés de féliciter Lula, très rapidement, avec des messages forts. De Macron à Biden, en passant par Rishi Sunak, ils ont tout de suite reconnu sa victoire, aussi pour éviter toutes formes de contestation.
Lula, qui s’est engagé à rétablir les liens avec les pays européens, entretient-il une position ambiguë avec la Russie ?
SC : « Non, ce n’est pas une position ambiguë, c’est juste que ce n’est pas la même que l’Europe. La gauche brésilienne a une position claire, elle est anti-OTAN mais elle se placera sur une position de paix. »
L’élection de Lula peut-elle déclencher un rapprochement avec la France ?
SC : « On attend en effet un rapprochement, sur plusieurs coopérations, qui peuvent être prises, dans l’intérêt des deux pays. Reste une question, qui n’a pas encore été répondue, celle de l’accord Europe – Mercosur. Emmanuel Macron ne voulait pas négocier cet accord avec Bolsonaro, c’est différent avec Lula. En tout cas, il est évident que les discussions vont reprendre. »
La COP27, qui débute ce dimanche en Égypte, comme premier déplacement ?
SC : « Oui car il a été invité et sa présence sur place est désormais attendue. Il a laissé quelqu’un pour faire le gouvernement de transition, son vice-président, et part donc à l’étranger. Mais attention, il n’est pas encore Président. Il est Président élu pour l’instant.
Lula a un important prestige international, qui valorise son capial. Il en aura de toute façon besoin pour retrouver une économie saine et une croissance au Brésil. Se rendre à la COP27 en Égypte est un premier signe fort de sa part. »
Recueilli par Victor GIRERD