« Первый канал », « Россия 1 » et « Россия 24 » sont les principales chaînes de la télévision russe, et sont de plus en plus regardées depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février dernier. De quoi on y parle ? Qu’est ce qui est diffusé ? Cerfia a passé 24 heures à regarder ces programmes.
Pour pouvoir regarder ces chaînes, il faut passer sur un site externe totalement légal. En effet, depuis mars, les chaînes ont été interdites d’émettre dans l’Union Européenne, à l’instar de « Rossiya 24 » qui possédait un livestream sur YouTube pour diffuser de l’information en continu. Notre périple sur l’antenne de la mère patrie débute à 22 heures (heure de Paris) – 23 heures à Moscou – sur « Rossiya 1 ». Créée en 1956, elle est désormais placée sous la tutelle du groupe de médias d’Etat « VGTRK », tout comme « Pervyi Kanal » et « Rossiya 24 ». Sur cette dernière sont diffusés des JT, des films, des séries, ou encore des jeux… C’est sur cette même chaîne il y a un mois, que dans l’émission « 60 minutes » on calculait le temps d’impact d’un missile lancé de Russie, sur Paris, Londres, ou encore Berlin.
13 juin
A cette heure-ci est diffusé le film « Небо » (« ciel » en russe). Ironie du sort, cette fiction évoque les destins différents du lieutenant-colonel Soshnikov et du capitaine Muraviev, destinés à se rencontrer à la base militaire de Khmeinim. Petite ou grosse référence à la situation actuelle ? On bascule sur Rossiya 24, chaîne d’information en continu. On prend le JT du soir en cours de route, et tout de suite, on est plongés au cœur de la guerre côté russe avec un journaliste « embedded » avec l’armée du pays. Le porte-parole du ministère de la Défense, Igor Konachenkov, expose les dernières nouvelles du front. Une infographie intitulée « Total des forces armées ukrainiennes détruites » est diffusée fièrement sur l’écran, à la manière de trophées de chasse. On y apprend qu’au 13 juin 2022, 201 avions, 130 hélicoptères, ou encore 3 525 chars et autres véhicules blindés de combat ont été détruits par l’armée russe.

Plus loin, des extraits d’images sourcés « Минобороны » (contraction de « Ministère de la Défense ») ou « РИА Новости » (RIA Novosti) – principale agence de presse d’Etat – sont diffusés. On peut y voir des soldats russes pénétrant des habitations ukrainiennes, avec des zooms sur des jouets pour enfants. Etonnamment, le présentateur du JT fait un petit crochet par les résultats des élections législatives en France. « La fin d’Eric Zemmour s’est conclue avec un fiasco » ajoute la voix-off à la fin du reportage, endroit où, par ailleurs, les extrêmes ont leur place bien particulière. On parle aussi de Ramzan Kadyrov, président de la République de Tchétchénie et de son chien.
A 23h33 précisément le mot « война » (« guerre ») est prononcé. A noter que sur la page d’accueil du journal « Kommersant’ », on ne parle toujours pas de guerre mais d’« opération militaire ». Pendant les pubs, une musique de fond à la blockbuster avec une voix off sur un ton grave présente le forum militaire de la région de Moscou (qui se tiendra en août prochain), en balayant les chevrons de l’armée russe. Minuit passé, il est l’heure d’aller se coucher. Mais la propagande continue, et reprendra de plus belle le lendemain sur « Rossiya 24 ».
14 juin
D’entrée, dès le matin, on parle de « russophobie », de fake, et de manipulation pendant qu’on montre des images de réfugiés ukrainiens arrivant en Russie.

Midi sonne en France, et on bascule sur « Rossiya 1 » avec son émission phare « 60 минут », une sorte de talk-show avec des idées et des points de vue sur la guerre bien arrêtés. Tout de suite, on est frappé par l’inscription en rouge et en gras en haut à gauche : « opération spéciale ». Dans « 60 minutes », on défend Poutine cœur et âme, dents pour dents. On se concentre sur la zone du Donbass. « Les Ukrainiens se battent contre nos soldats, notre armée » lance l’historien militaire Youri Knitov. Et d’ajouter, « c’est de l’hystérie ». Particularité de l’émission, lorsque des invités prononcent des phrases « chocs », la régie s’empresse de les relever et de les diffuser dans des petits encadrés – histoire de bien marquer les esprits. « [Mykhaïlo] Podoliak (conseiller du président ukrainien) veut que la nouvelle armée ukrainienne soit équipée de nouvelles armes de l’OTAN ! » s’offusque l’historien.
La présentatrice phare de l’émission, Olga Skabeyeva – celle qui avait qualifié l’invasion de la Russie un « effort » pour « protéger les personnes dans le Donbass du régime nazi » – évoque une « démonstration de cynisme ». Et d’ajouter, « ils [les Ukrainiens] tuent des enfants et des mères, et ils disent que c’est Poutine qui fait ça ? ». Le thème de l’émission du jour s’articule en effet autour des crimes de guerres – éminemment réfutés par la Russie – commis par l’armée russe en Ukraine, alors qu’un premier soldat russe a été jugé courant mai accusé d’avoir tué des civils non armés. « C’est aussi ce qu’ils [les Ukrainiens] ont fait il y a quatre ans à Donetsk » ajoute Aleksey Jyrabliov, (1er vice-président du comité de défense de la Douma d’Etat de la Fédération de Russie, du parti Rodina, de la faction LDPR). En parlant de Donetsk, il précise : « le bombardement de Donetsk ne conduit pas à la démoralisation, mais au contraire – il éveille une noble rage ! ».
Ces gens-là sont des parasites !
Aleksey Jyrabliov
« Ces gens-là sont des parasites » déclame-t-il au détour de la discussion. Au sujet des crimes de guerre, la présentatrice, très directe, ajoute : « les Ukrainiens racontent de la merde ». Après la diffusion d’un reportage montrant Zelensky parlant de ces actes commis par l’armée russe, la présentatrice reprend, ironiquement : « dixit l’homme qui ne frappe pas les forces russes… ». Plus tard, Aleksey Jirabliov ira même jusqu’à prononcer le terme de « nazi ».

Iconographie orthodoxe à gauche, t-shirt militaire, et peinture d’une scène de bataille en arrière-plan, Alexander Khodakovsky, commandant du bataillon pro-russe « Vostok » est l’invité de l’émission en direct de Donetsk.
« Les forces armées de l’Ukraine veulent que nous réduisions notre potentiel offensif et déployions nos troupes dans d’autres zones » est-il écrit dans l’encadré. Michail Khodaryonok du journal « Gazeta.ru » et ex-colonel russe, poursuit : « Le moyen le plus simple d’arrêter le bombardement de Donetsk est de vaincre le groupement Donbass des forces armées ukrainiennes ». Aleksey Anpigolov, journaliste et écrivain russe, enchérit : « L’Ukraine n’était pas prête pour la guerre de la part du CMI (complexe militaro-industriel) [russe] ! »
18h30. Les vieux messieurs en costume trois pièces ne sont pas fatigués et ont parlé de la situation en Ukraine toute l’après-midi. L’infatigable Olga Skabeyeva au visage fermé présente l’émission. On est tout de suite happés par les termes de « nazi » et « fasciste » employés sans vergogne. Les invités ont changé et sur le plateau on retrouve désormais Igor Mozorov, membre du comité du Conseil de la Fédération de Russie pour la politique économique qui déclare : « Même arrivés à Kiev, les Européens ne seront d’accord sur rien ! » – en référence à la potentielle venue d’Olaf Scholz, de Mario Draghi et d’Emmanuel Macron à la capitale ukrainienne, dans la semaine. Il enchaîne en revendiquant une « dénazification, démilitarisation de l’Ukraine » et veut que le pays envahi « signe un acte de capitulation » (« подписать акт капитуляции », en russe).

Ce matin, on a eu Khodakovsky de Donetsk, ce soir on a le droit à Nikolay Dolgachyov, correspondant TV à Lougansk. Il avoue : « Les bombardements de la Lysichansk se poursuivent, la situation à Severodonetsk ne peut pas être qualifiée de calme » – une zone où le journaliste français pour BFMTV, Frédéric Leclerc-Imhoff, a été tué. Nikolay Starikov, écrivain, argumente et parle de « régime de Kiev » : « Il faut être membre du régime de Kiev pour dire que les Russes ne savent pas se battre dans la ville ».
En ce début de soirée, sur les trois chaînes télé, seule de l’information en continu est diffusée. A coup de « dénazification » ou de « fascistes », la télévision d’Etat russe a de beaux jours devant elle – pour continuer à diffuser sa propagande et pour parler, jusqu’au bout, d’ « opération spéciale » .